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La baie des Trépassés
La première ascension du Cervin – 14 juillet 1865
La première ascension du Cervin – 14 juillet 1865

Le 13 juillet 1865, nous partîmes de Zermatt à 5 h 30 du matin; le temps était superbe et le ciel sans nuages. Nous étions au nombre de huit : le guide Croz, le vieux Pierre Taugwalder et ses deux fils, lord Francis Douglas, Hadow, Hudson et moi. Pour plus de sécurité, chaque touriste avait son guide. Le plus jeune de Taugwalder m’échut en partage; fier de faire partie de notre expédition, heureux de montrer sa vigueur et son adresse, il se distingua dès le départ.
J’étais chargé de porter les outres qui renfermaient la provision de vin; chaque fois qu’on y puisa dans le courant de la journée, j’eus soin de les remplir secrètement avec de l’eau; aussi, à la halte suivante, se trouvèrent-elles plus pleines encore qu’au départ! Ce phénomène, qui parut presque miraculeux, fut considéré comme un heureux présage.

Notre intention n’était pas de nous élever à une grande hauteur le premier jour ; nous montâmes donc fort à notre aise. A 8 h 20, nous recueillîmes les objets déposés dans la chapelle du Schwarzsee, puis nous continuâmes à gravir l’arête qui relie le Hörnli au Cervin. A 11 h 30, nous arrivions ainsi à la base du pic principal: là, quittant l’arête, nous dûmes contourner quelques saillies de rochers pour gagner le versant oriental. Parvenus alors sur la montagne même, nous constatâmes, à notre grand étonnement, que des pentes qui paraissaient absolument inaccessibles, vues du Riffel ou même du glacier de Furggen, étaient si faciles à gravir que nous pouvions presque monter en courant.

Avant midi, une position excellente avait été trouvée pour la tente, à une hauteur de 3 350 mètres.

Croz partit en reconnaissance avec le jeune Pierre, afin d’épargner notre temps le lendemain matin. Ils traversèrent à leur extrémité supérieure, en taillant des pas, les pentes de neige qui descendent dans la direction du glacier de Furggen et disparurent derrière un angle de rochers, mais nous les vîmes bientôt reparaître à une grande hauteur sur la montagne, grimpant avec rapidité. Quant à nous, nous nous mîmes à établir une plate-forme solide dans un endroit bien abrité, pour y dresser la tente; puis nous attendîmes impatiemment le retour des deux guides. Les pierres qu’ils faisaient tomber signalaient leur présence à une altitude déjà fort élevée; nous pouvions donc espérer que l’ascension serait facile. Enfin, vers 15 heures, nous les vîmes revenir, en apparence très animés :
– Eh bien, Pierre, qu’en disent-ils ?
– Rien de bien bon, messieurs.
Mais les deux guides nous tinrent un tout autre langage. Tout était pour le mieux; il n’y avait pas le moindre obstacle, pas la plus petite difficulté ! Nous aurions pu atteindre le sommet et revenir le même jour !

Le reste de la soirée se passa fort paisiblement; les uns se chauffèrent au soleil, les autres se mirent à prendre des croquis ou à recueillir divers échantillons. Quand le soleil disparut, son coucher splendide nous promit une magnifique journée pour le lendemain, et nous rentrâmes dans la tente, où nous nous préparâmes à passer la nuit. Hudson fit du thé; moi, je fis du café; puis chacun de nous s’enveloppa dans son sac de couchage. Lord Francis Douglas et moi nous occupions la tente avec les Taugwalder; nos compagnons avaient préféré coucher en plein air. Les échos de la montagne retentirent longtemps, après le crépuscule, de nos rires et des chansons des guides. Aucun danger n’étant à craindre, nous nous sentions tous pleins de gaieté et de sécurité.

Le Cervin

Le 14, nous étions sur pied avant l’aube et nous partîmes dès qu’il fit assez clair pour pouvoir se diriger. Le jeune Pierre nous accompagna en qualité de guide et son frère retourna à Zermatt. Suivant la direction que les guides avaient prise la veille, nous eûmes bientôt contourné la saillie qui, de la tente, nous dérobait la vue du versant oriental de la montagne. Alors seulement nous embrassâmes d’un regard cette grande arête qui se dressait devant nous comme un gigantesque escalier naturel haut de près de mille mètres. Elle n’était pas partout d’un accès également commode, mais enfin nous ne rencontrâmes aucune difficulté assez sérieuse pour nous arrêter; quand un obstacle insurmontable se présentait de front, il nous était toujours possible de le tourner en inclinant soit à droite, soit à gauche. Pendant la plus grande partie de cette première escalade, il ne nous fut pas nécessaire de recourir à la corde; Hudson et moi nous marchâmes à tour de rôle, en tête de la colonne. A 6 h 20, nous étions arrivés à une hauteur de 3 900 mètres; nous fîmes une première halte d’une demi-heure, puis nous continuâmes à monter sans nous arrêter jusqu’à 9 h 55; nous fîmes alors une seconde halte de cinquante minutes, à une hauteur de 4 270 mètres.

Deux fois nous dûmes passer sur l’arête du nord-est, que nous suivîmes pendant une courte distance, mais sans rien gagner au change, car elle était beaucoup moins solide, plus escarpée et toujours plus difficile à gravir que la face orientale. Cependant, craignant les avalanches de pierres, nous eûmes soin de ne pas trop nous éloigner de celle-ci.
Nous étions alors arrivés à la base de cette partie du Cervin qui, vue du Riffelberg ou de Zermatt, paraît être absolument à pic et même surplomber la vallée; il nous fut donc impossible de continuer à monter par le versant oriental. Nous dûmes pendant quelque temps gravir, en suivant la neige, l’arête qui descend vers Zermatt; puis, d’un commun accord, nous revînmes vers la droite, c’est-à-dire la face nord de la montagne. Nous avions alors opéré un changement dans l’ordre de la marche. Croz avait pris la tête de la colonne; je le suivais; Hudson venait en troisième; Hadow et le vieux Pierre formaient l’arrière-garde.
– Maintenant, dit Croz en se mettant en marche, ce sera bien différent.

A mesure que les difficultés augmentaient, les précautions devenaient nécessaires. En certains endroits, on trouvait peu de prises; il était donc prudent de placer en tête ceux dont le pied était le plus solide. L’inclinaison générale de ce versant n’atteignait pas quarante degrés; la neige, en s’y accumulant, avait rempli les interstices des rochers : les rares fragments qui en perçaient çà et là la surface étaient parfois recouverts d’une mince couche de glace formée par la neige qui s’était fondue et qui avait gelé presque aussitôt. C’était, sur une plus petite échelle, la contrepartie des 215 mètres qui terminent le sommet de la pointe des Écrins, avec cette différence essentielle, cependant, que le versant des Écrins avait une inclinaison de plus de cinquante degrés tandis que celle du Cervin n’atteignait pas quarante degrés.
Ce passage n’offrait aucun danger à un alpiniste exercé. M. Hudson, comme dans tout le reste de l’ascension, n’y réclama nulle assistance. Plusieurs fois, Croz me tendit la main ou me tira à la corde pour m’aider à franchir un endroit difficile; me retournant alors, j’offris le même secours à M. Hudson; mais il ne l’accepta jamais, disant que c’était inutile. M. Hadow, lui, n’était pas habitué à de pareilles ascensions; aussi fallait-il continuellement lui venir en aide. Mais, il est juste de l’ajouter, la peine qu’il eut à nous suivre dans ces mauvais pas venait simplement et absolument de son inexpérience.
Cette seule partie vraiment difficile de l’ascension n’avait pas une grande étendue. Nous la traversâmes d’abord presque horizontalement sur une longueur d’environ cent vingt mètres; nous montâmes ensuite directement vers le sommet pendant près de vingt mètres; puis nous dûmes revenir sur l’arête qui descend vers Zermatt. Un long et difficile détour qu’il nous fallut faire pour contourner une saillie de rocher nous ramena sur la neige. A partir de ce point, le dernier doute s’évanouit ! Encore soixante mètres d’une neige facile à gravir, et le Cervin était à nous !
Reportons un instant notre pensée vers les Italiens qui avaient quitté Le Breuil le 11 juillet. Quatre jours s’étaient écoulés depuis leur départ et nous craignions de les voir arriver les premiers au sommet. Pendant toute l’ascension, nous n’avions cessé de parler d’eux, et plus d’une fois, victimes de fausses alarmes, nous avions cru voir des hommes sur la cime de la montagne. Notre anxiété croissait donc à mesure que nous montions. Si nous allions être distancés au dernier moment ! La raideur de la pente diminuant, on put quitter la corde; Croz et moi nous nous élançâmes aussitôt en avant, exécutant côte à côte une course folle qui se termina ex æquo. A 13 h 40, le monde était à nos pieds, l’invincible Cervin était conquis! Hourra ! pas une seule trace de pas ne se voyait sur la neige !
Et cependant notre triomphe était-il bien certain ?
Le sommet du Cervin est formé d’une arête grossièrement nivelée, longue d’environ cent sept mètres; les Italiens étaient peut-être parvenus à l’extrémité la plus éloignée? Je gagnai en toute hâte la pointe méridionale en scrutant la neige d’un œil avide. Encore une fois, hourra! pas un pied humain ne l’avait foulée. Où pouvaient être nos rivaux ? J’avançai la tête par-dessus les rochers, partagé entre le doute et la certitude. Je les aperçus aussitôt, à une immense distance au-dessous de nous, sur l’arête; à peine l’œil pouvait-il les distinguer. Agitant en l’air mes bras et mon chapeau, je me mis à crier :
– Croz ! Croz ! venez vite, venez ici !
– Où sont-ils, monsieur ?
– Là, vous ne les voyez pas, là tout en bas ?
– Ah ! les coquins, ils sont encore bien loin !
– Croz, il faut absolument qu’ils nous entendent.
Nous criâmes donc à tue-tête jusqu’à ce que nous fûmes enroués. Les Italiens semblaient regarder de notre côté, mais nous n’en étions pas bien sûrs.
– Croz, il faut qu’ils nous entendent ! ils nous entendront.
Saisissant alors une grosse pierre, je la poussai de toutes mes forces dans l’abîme et sommai mon compagnon d’en faire autant au nom de l’amitié. Employant nos bâtons en guise de levier, nous soulevâmes d’énormes blocs de rochers, et bientôt un torrent de pierres roula le long de la montagne. Cette fois il n’y avait plus de méprise possible. Les Italiens, épouvantés, battirent en retraite au plus vite.
Cependant je regrettais vivement que le chef de cette expédition n’eût pas été avec nous à ce moment, car nos cris de triomphe durent lui porter un coup terrible. L’ambition de toute sa vie se trouvait déçue par notre victoire. De tous les hardis montagnards qui avaient tenté l’ascension du Cervin, c’était certes celui qui méritait le mieux d’arriver le premier au sommet. Le premier, il avait eu la gloire de croire au succès, et seul il avait persisté dans son opinion. Son rêve était d’atteindre le point culminant par le versant qui regarde l’Italie, pour l’honneur de sa vallée natale. Une fois, il eut tous les atouts en main, il joua de son mieux, mais une seule faute lui fit perdre la partie.
Mes amis nous ayant rejoints, nous retournâmes à l’extrémité septentrionale de l’arête. Croz saisit alors le bâton de la tente et le planta dans la neige à l’endroit le plus élevé.
– Bon, dîmes-nous, voilà bien la hampe, mais où est le drapeau ?
– Le voici, répondit-il en ôtant sa blouse qu’il attacha au bâton.
C’était là un bien pauvre étendard et pas un souffle de vent ne le faisait flotter; cependant on le vit de partout à la ronde, de Zermatt, du Riffel, de Valtournanche. Au Breuil, ceux qui guettaient l’arrivée des guides au sommet se mirent à crier :
– La victoire est à nous !
Les « bravos pour Carrel  » et les  » vivats  » pour l’Italie éclatèrent de toutes parts; chacun célébra le glorieux événement. Ils furent bien désabusés le lendemain matin. Tout était changé; les guides revinrent tristes, humiliés, abattus, sombres et découragés.
– Ce n’est que trop vrai, dirent-ils, nous les avons vus de nos propres yeux, ils ont fait rouler des pierres sur nous ! L’ancienne tradition est vraie, la cime du Cervin est défendue par des esprits !
Nous retournâmes à l’extrémité méridionale du sommet, pour élever une petite pyramide de pierres, puis nous admirâmes la vue qui se déroulait à nos yeux.
C’était une de ces journées pures et tranquilles qui précèdent d’ordinaire le mauvais temps. L’atmosphère, profondément calme, n’était troublée par aucun nuage, par aucune vapeur. Les montagnes situées à soixante quinze kilomètres, que dis-je ? à cent kilomètres de nous, se voyaient dans tous leurs détails caractéristiques. Celles dont les formes nous étaient familières évoquaient en foule dans notre mémoire les heureux souvenirs de nos courses des années précédentes. Pas un des grands pics des Alpes ne nous était caché.
Je la revois encore, aussi nettement qu’à cette heure, cette grande ceinture de cimes géantes dominant les chaînes et les massifs qui leur servaient de base. Je revois d’abord la Dent Blanche au splendide sommet blanc; le Gabelhorn, le Rothorn à la pointe aiguë; l’incomparable Weisshorn; les Mischabelhörner, qui dominaient tout, flanquées par l’Allalin, le Strahlhorn et le Rimpfischhorn; puis le Mont Rose avec ses nombreuses pointes, le Lyskamm et le Breithorn. Par-derrière se dresse le groupe superbe de l’Oberland bernois, dominé par le Finteranrhorn ; les groupes du Simplon et du Saint-Gothard; la Disgrazia et l’Ortelen. Au sud, nos regards plongent bien au-delà de Chivasso dans la plaine du Piémont. Le Viso, éloigné de cent soixante kilomètres, paraît tout près de nous; à deux cents kilomètres de distance se montrent les Alpes Maritimes que ne voile aucune brume. En me tournant du côté de l’ouest, je reconnais ma première passion, le Pelvoux, les Écrins et la Meije; puis, après avoir contemplé les massifs des Alpes Graies, j’admire le roi des Alpes, le magnifique Mont Blanc, splendidement éclairé par les rayons dorés du soleil.
A 3 309 mètres au-dessous de nous s’étendent les champs verdoyants de Zermatt, parsemés de chalets d’où s’échappent lentement des filets d’une fumée bleuâtre. De l’autre côté, à une profondeur de 2 700 mètres, s’étalent les pâturages du Breuil. Je vois encore d’épaisses et tristes forêts, de fraîches et riantes prairies, des cascades furieuses, des lacs tranquilles, des terres fertiles et des solitudes sauvages, des plaines fécondées par le soleil et des plateaux glacés; les formes les plus abruptes, les contours les plus gracieux, des rochers escarpés et à pic, des pentes doucement ondulées; des montagnes de pierre ou des montagnes de neige, les unes sombres, solennelles, les autres étincelantes de blancheur, ornées de hautes murailles, de tours, de clochetons, terminées en pyramides, en dômes, en cônes, en aiguilles, en flèches! Toutes les combinaisons de lignes que l’univers peut offrir, tous les contrastes que l’imagination peut rêver!
Nous restâmes une heure entière au sommet.
One crowded hour of glorious life,
(Une heure d’une richesse éblouissante.)
Cette heure passa trop vite, et nous nous préparâmes à descendre.

Edward WHYMPER
(Escalades)

Au cours de la descente, c’est le drame. Hadow, placé derrière Croz, glisse, entraînant celui-ci ainsi que le révérend Hudson et Lord Douglas. Les trois autres, derniers de la cordée, se cramponnent au rocher, mais la corde se rompt entre Lord Douglas et Taugwalder…
Edward Whymper fut si bouleversé par la mort de ses compagnons qu’il ne tenta jamais plus aucune grande première dans les Alpes.

Lac de Grindjisee
Le Cervin vu depuis Grunsee
Le Cervin vu depuis Fluhalp
Peak Collection

Escalades dans les Alpes d’Edward Whymper

Escalades dans les Alpes d’Edward Whymper (1840-1911) est le livre le plus fameux de toute la littérature alpine. Il raconte l’exploit le plus universellement connu de la conquête des montagnes, celui de la première ascension du Cervin, en 1865, et le terrible drame qui s’ensuivit : quatre hommes, dont un lord d’Angleterre, précipités dans l’abîme. Mais c’est aussi l’histoire d’une passion indomptable et singulière pour la montagne : celle d’un jeune et pauvre dessinateur, venu dans les Alpes par hasard et devenu l’un des plus grands alpinistes de tous les temps.
Si le Cervin est au centre de ce livre, d’autres sommets prestigieux en sont également les héros, comme l’aiguille Verte, au-dessus de Chamonix, ou la barre des Écrins, dans les montagnes de l’Oisans.
Aucun ouvrage ne retrace aussi fidèlement l’esprit de l’âge d’or de l’alpinisme, alors que tous les grands sommets des Alpes étaient encore à conquérir, que l’on n’avait qu’une idée imprécise de leur nom et de leur situation, et que la technique comme le matériel étaient rudimentaires. Un monde neuf et vierge que Whymper se sentait la mission non seulement d’explorer, mais encore de décrire.
Dans Escalades dans les Alpes, ses récits d’ascension vont bien au-delà de l’intérêt historique. Ils conservent aujourd’hui toute leur puissance évocatrice.

Escalades dans les Alpes d'Edward Whymper

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